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Points de vue

Pourquoi Hakim, ingénieur brillant, a-t-il quitté son poste dans une banque de renom pour ouvrir une sandwicherie ?

Rédigé par Azzedine Gaci | Vendredi 4 Juillet 2025

           


Hakim est un ingénieur au parcours remarquable, spécialiste des mathématiques appliquées et de la statistique. Diplômé d’une grande école française, il rejoint rapidement une institution bancaire de renom, où il s’épanouit pleinement en tant qu’ingénieur d’études en statistiques mathématiques. Ce poste lui apporte à la fois rigueur intellectuelle et reconnaissance sociale.

Un jour, au détour d’une rue, il croise un ami d’enfance, désormais propriétaire d’une modeste sandwicherie. Au fil de la discussion, cet ami lui lance une remarque aussi simple que troublante : « Travailler dans une banque est haram (illicite), car cela repose sur la riba (usure), interdit en islam. »

Quelques mots seulement, mais qui résonnent profondément en Hakim. Quelques mois plus tard, il prend une décision radicale : il démissionne de son poste, laisse pousser sa barbe, commence à porter le qamis et choisit de réorienter sa vie selon ce qu’il perçoit désormais comme une exigence spirituelle.

Des parcours de rupture plus fréquents dans nos sociétés

Un tel revirement de vie n’est pas courant, mais il n’est pas isolé non plus. En y regardant de plus près, ce phénomène n’est pas propre au monde musulman. On observe des trajectoires similaires ailleurs : des traders devenus moines, des ingénieurs devenus prêtres, des médecins engagés dans des causes spirituelles ou écologistes, des cadres reconvertis dans des modes de vie ascétiques… Il s’agit souvent de parcours de rupture, nés d’un sentiment d’inadéquation entre ce que l’on fait et ce que l’on juge juste.

Cela étant, la situation est un peu différente pour Hakim. Et bien qu’elle puisse surprendre, je peux comprendre — et dans une certaine mesure respecter — sa démarche, ainsi que celle d’autres jeunes dans son cas, surtout lorsqu’elle n’est pas motivée par un rejet de la raison ou par un caprice, mais par une volonté sincère d’aligner ses actes sur ses convictions religieuses.

Cependant, au-delà de la question purement théologique — l’islam interdit-il réellement de travailler dans une banque conventionnelle ? — se posent des interrogations bien plus vastes et profondes :

Comment expliquer qu’un jeune brillant, issu des meilleures formations, puisse être bouleversé par les propos d’une personne sans formation académique ? Pourquoi est-il convaincu si rapidement ? Et comment se fait-il qu’il choisisse systématiquement l’avis le plus strict, alors même que de nombreux savants reconnus émettent des fatwas autorisant, sous conditions, le travail dans une banque ?

Un sentiment d’impuissance face à cette dynamique

La réponse à ces questions ne réside ni dans le savoir ni dans le statut social. Elle réside plutôt dans une quête de sens, ce besoin universel de cohérence morale et spirituelle, qui transcende les diplômes et les carrières. Parfois, il suffit d’une phrase, d’un mot, pour raviver une vérité enfouie. Et ce déclic ne vient pas toujours d’un théologien ou d’un intellectuel, mais d’un visage familier, d’un ami sincère ou d’un homme simple mais convaincu.

Ce phénomène révèle aussi une tendance marquante de notre époque : un nombre croissant de jeunes, même très diplômés, ressentent un malaise moral vis-à-vis de certains secteurs professionnels, perçus comme incompatibles avec leurs valeurs, ou une déconnexion plus générale d’avec l’éthique spirituelle.

Ce qui me trouble le plus, c’est le sentiment d’impuissance que j’éprouve face à cette dynamique. Car si la démarche de Hakim peut se comprendre sur le plan spirituel, elle reste difficile à défendre rationnellement. Après sa démission, il s’est inscrit au chômage, a perçu le RSA, puis a ouvert à son tour une sandwicherie. Il passe aujourd’hui une grande partie de son temps à la mosquée, où il s’efforce de convaincre d’autres jeunes de suivre son exemple.

Face à cela, on se sent souvent démuni. On a beau mobiliser le Coran et la Sunna, évoquer les finalités du droit musulman (maqâsid), rappeler les priorités ou s’appuyer sur le raisonnement par les conséquences (fiqh al-ma'alat), rien ne semble suffire. Il s’agit là d’un basculement intime, qui échappe à toute logique argumentaire, mais qui exprime quelque chose de profond sur notre époque : le besoin de sens, et le désenchantement de certains jeunes face au monde tel qu’il est.

Il faut continuer à tenter de convaincre. Mais plus encore, il faut espérer que le temps fera son œuvre — ce qui, malheureusement, n’est jamais garanti.

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Azzédine Gaci est recteur de la mosquée Othmane de Villeurbanne.

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